
La partie faible en matière de propriété intellectuelle et le financement du procès ou de l’arbitrage par un tiers.
« Pour faire la guerre, il faut trois choses : 1. de l’argent 2. de l’argent 3. de l’argent » Raimondo Montecuccoli (stratège italien 1609-1680)
1. POSITION DU PROBLEME.
Les procédures judiciaires et d’arbitrage coûtent cher, parfois très cher.
Même si la seconde est en général plus rapide et garante de discrétion, la rémunération des arbitres outre celle des intervenants, tels que les experts, peuvent constituer un obstacle insurmontable pour une partie qui veut voir reconnaître son droit à obtenir réparation.
Il arrive qu’un dossier potentiellement contentieux, qui présente des enjeux considérables tant pour les principes qu’il met en œuvre que pour les intérêts économiques qu’il recèle, puisse rester dans les limbes car la partie demanderesse ne peut pas supporter les coûts de ce qu’il faut bien appeler une aventure processuelle.
Ceci est particulièrement vrai en matière de contrefaçon de droits de propriété intellectuelle.
Des créateurs, souvent peu argentés, se voient dépossédés de leur création par des entités économiques qui de, par leur puissance financière, s’emparent sans vergogne de leurs créations, comptant sur l’impécuniosité de leurs victimes pour les rendre incapables de faire s’abattre sur elles les foudres d’une justice rédemptrice et rémunératoire.
La morale est source de droit. Elle est en amont de la loi, elle l’inspire, la fonde mais n’en est pas une composante.
Pour que le droit soit le bras armé de la conscience, il doit s’abstraire de toute faiblesse moralisatrice : Est-il bien moral qu’un créateur, un concepteur, qui a consacré talent et énergie à sa création (faut-il le rappeler, la création, c’est 10% d’inspiration et 90% de transpiration), ne puisse pas récolter les fruits d’un travail dont d’autres, les contrefacteurs, ont profité indûment ?
Pourquoi solliciter une licence alors que le temps qui passe sans poursuites judiciaires, c’est autant d’économies réalisées ? Pourquoi payer de redevances lorsqu’on sait que la masse contrefaisante, c’est-à-dire le nombre de contrefaçons, arrêtée en justice sera toujours inférieure aux quantités réellement écoulées ?
On objectait même à la victime de contrefaçon qui fondait sa demande sur le nombre de contrefaçons l’impossibilité structurelle dans laquelle elle se trouvait de les produire. On atteignait là le comble du cynisme puisqu’on reprochait au contrefait de n’avoir pas la stature économique que l’activité de son contrefacteur lui avait parfois empêché d’acquérir.
La limitation de la réparation apparaissait, pour le coup, carrément immorale.
La pratique professionnelle de notre cabinet comporte des dossiers présentant un intérêt tant juridique que financier qui n’aboutissent pas en raison des contraintes économiques qui ne sont, au demeurant, pas fondées sur le montant des honoraires
Nous n’évoquerons, si vous le voulez bien, qu’un seul exemple qui traduit bien la difficulté : celle du Docteur S, dentiste et inventeur.
2. L’EXEMPLE DU DOCTEUR GABRIEL S, DENTISTE ET INVENTEUR.
M. Gabriel S., dentiste de son état, était titulaire d’un brevet déposé tant en France qu’aux États-Unis et portant sur un système de protection du champ opératoire orthodontique.
L’invention consistait en un cadre articulé faisant partie d’un dispositif médical appelé champ opératoire d’endodontie. L’endodontie étant le traitement des pathologies des tissus pulpaires et radiculaires de la dent.
L’invention avait valu à son créateur le prix SPAD lors du congrès national de l’Association dentaire française en 1986.
Il s’est avéré que l’invention de Gabriel S. était contrefaite par une société de droit allemand H. W. qui l’exploitait notamment en France au travers de son Catalogue sans que la moindre autorisation n’ait été donnée et sans qu’aucun contrat n’ait été conclu.
Cette exploitation contrefaisant haver été prolongé sur le territoire des États-Unis, où le brevet du Docteur S. est éternellement opérationnel.
2.1. L’IMPOSSIBILITE POUR LE DOCTEUR S. D’EXPLOITER LUI-MÊME SON BREVET.
Initialement, Gabriel S. avait constitué une société ayant pour objet social précisément l’exploitation du brevet contrefait.
Dans le cadre de cette exploitation, Gabriel S. avait engagé des frais de promotion de son invention notamment par des plaquettes publicitaires et des conférences.
C’est donc paradoxalement au contrefacteur que ces investissements ont profité.
En effet, H.W., qui disposait d’une capacité commerciale très supérieure à la petite société IRED que venait de créer le Docteur S., a supplanté celle-ci jusqu’à provoquer la cessation de son activité.
Gabriel S. était intervenu dans de nombreuses conférences au travers le monde pour présenter son produit aujourd’hui devenu indispensable par le principe de précaution appliqué à la chirurgie dentaire.
Le coût de ses conférences, frais de déplacement et autres pouvaient être estimés à la somme de 40.000€.
Le cadre du docteur Gabriel S. résultait donc d’une activité inventive indéniable et apportait des innovations techniques qui donnaient à son brevet la nouveauté requise par le Code de la Propriété Intellectuelle.
Au demeurant, l’invention est brevetable lorsque le moyen produit le même résultat mais d’une qualité ou d’un degré différent (Paris 16 février 1966 Annales 1966 page 116).
La supériorité du cadre du Dr Gabriel SAUVEUR était telle qu’il était, à l’époque, le seul cadre pliable commercialisé par H.W. qui faisait d’ailleurs sans vergogne référence à son créateur : According to Docteur S.
2.2. LE PREJUDICE : LE DEFAUT DE PAIEMENT D’UNE REDEVANCE INDEMNITAIRE A L’EXPLOITATION CONTREFAISANTE DU BREVET.
Eu égard aux contraintes de la chaîne d’asepsie, un dentiste doit disposer de plusieurs cadres : au moins 5 pour les spécialistes de l’endodontie, au moins 3 pour les généralistes soit en moyenne 4 cadres qui, comme tout autre matériel, s’amortissent sur cinq ans.
Avec 36.000 dentistes en France, le marché potentiel est donc de 36.000 x 4 = 144.000 cadres tous les cinq ans.
L’appareil étant vendu 33€ TTC, le chiffre d’affaires potentiel était donc de 144.000 x 33 € = 4.752.000€ tous les cinq ans.
Si on estimait que 30% des dentistes français utilisent le cadre contrefait par H. W., le chiffre d’affaires potentiel de cette dernière est donc de : 4.752.000 € x 30% = 1.425.600€ tous les cinq ans sur ce seul produit.
Gabriel S. n’exploitant plus lui-même son brevet, il avait droit à une redevance indemnitaire supérieure à une redevance contractuelle.
Cette indemnisation était d’autant plus fondée que H.W. empêchait le docteur S. d’exploiter lui-même son invention.
Le contrefacteur ne peut, en effet, prétendre être traité comme un cocontractant sous peine d’encourager la contrefaçon. (Sylvie MANDEL L’indemnisation du préjudice en cas de contrefaçon de marque ou de modèle Gaz Pal 1996 1er semestre page 600).
Depuis lors une directive européenne, transposée en droit interne par la loi du 2007, apporte une amélioration significative du code de la propriété intellectuelle quant aux modalités d’indemnisation du préjudice subi les victimes de contrefaçon.
Mais à l’époque, la moisson s’avérait maigre et la position restrictive des juridictions françaises en matière d’indemnisation, tous domaines confondus, rendait l’opération peu rentable alors que le débiteur était éminemment solvable.
A l’inverse, 172.058 dentistes exercent aux Etats-Unis où, par ailleurs, le principe de précaution induit une utilisation beaucoup plus systématique qu’en France du cadre à digue.
Les recherches effectuées aux Etats-Unis montraient que H. W. y distribuait la contrefaçon de façon industrielle.
L’objectif stratégique était donc d’engager une procédure devant les juridictions américaines sur le fondement du brevet américain tout en se prévalant du jugement rendu par la troisième chambre, chambre spécialisée, du TGI de Paris dont le caractère définitif était fondé sur un certificat n’en appel.
Deux arguments étaient donc déjà favorables devant le juge américain :
– Un jugement d’une juridiction spécialisée, qui, même si elle n’était pas américaine, ne pouvait pas ne pas être prise en compte dans le cadre du litige américain.
– Le fait que la partie défenderesse au procès français, n’en avait pas fait appel.
Toutefois, lorsqu’il s’est agi de parler finances, le cabinet américain que nous avions sollicité évalua le coût de la procédure à 1 million de dollars.
Un, second cabinet, plus modeste, demandait quant à lui 250.000 $ pour mener à bien le procès.
S’en était beaucoup trop pour notre client, même si les dentistes ont la réputation de bien gagner leur vie…
Nous fûmes donc contraints de renoncer à cette procédure américaine qui s’annonçait pourtant lucrative.
Face à cette problématique bassement matérielle, il existe une solution qui suscite bien des réticences dans le monde judiciaire français :
3. LE RECOURS A UN TIERS PAYEUR.
Le third party funding consiste à faire financer un contentieux par un tiers qui avance les coûts du procès ou de l’arbitrage au lieu et place de la partie poursuivante et se rémunère par un pourcentage sur les sommes recouvrées à l’issue de celui-ci en cas de succès et en cas d’échec.
En cas de succès, le tiers financeur est rémunéré à l’issue du procès par, outre le remboursement des sommes « investies », le versement d’un pourcentage sur les sommes obtenues.
Si dans les pays de Common law, ce pourcentage peut aller jusqu’à 40%, il doit, me semble-t-il, s’inscrire dans des critères de raisonnabilité tels qu’inspirés par la Cour de Justice d l’Union Européenne et repris par nos textes de droit interne.
En cas d’échec, la question se posera de savoir si le tiers financeur pourra être tenu au-delà du montant investi
3.1. « L’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître. »
C’est ce que ne manqueront pas d’objecter ceux qui craignent une dérive spéculative de la Justice par une « financiarisation » du procès.
À titre liminaire, on peut suggérer que l’émergence de la justice prédictive est en soi une tentative de mise en équation de la stratégie judiciaire. Même si celle-ci, est au demeurant inepte puisqu’elle ne peut prendre en compte un facteur fondamental : le facteur humain qui s’attache à l’indépendance décisionnelle des magistrats régulièrement rappelée par la cour de cassation sous une dénomination bien connue des juristes : l’appréciation souveraine des juges du fond.
L’action judiciaire devient un actif et un investissement.
Cette vision du procès n’est pas vraiment dans la culture judiciaire françaises, ni dans la culture française en général où parler d’argent, c’est mal.
Pourtant, le third party funding commence à prendre ses habitudes en France et les sociétés de financement des contentieux multiplient leurs opérations sur le territoire national.
Le third party funding, comme tout ce qui est nouveau et vient de l’autre côté de l’Atlantique, suscite la méfiance, à commencer par l’affirmation que ce type de contrats de financement ne serait pas valable et qu’il se heurterait à des obstacles tels que le monopole bancaire.
Cet obstacle peut être levé par la qualification que reçoit le contrat de financement.
Ce contrat n’est pas un contrat de prêt (aucune obligation de remboursement ne pèse sur la partie financée et par voie de conséquence, aucune atteinte ne devrait être portée au monopole bancaire), ni un contrat d’assurance (l’obligation financière du financeur étant en principe inconditionnelle), ni encore un contrat de cession de créance ou de droit litigieux (le financeur ne devient pas titulaire de la créance ou de l’action).
Le contrat de financement s’apparente dangereusement au pari (la société de financement mise sur l’issue d’une procédure contentieuse) mais échappe à la pure spéculation et donc à la prohibition des dettes de jeu, par l’assistance que la société de financement apporte à la partie financée.
Les tribunaux français, qui ont eu à statuer sur la nature de ce contrat de financement d’un nouveau type, l’ont qualifié de contrat de prestation de services et même, à court d’idées, de contrat sui generis.
Mais ce contrat « sui generis » a été déclaré valable et ses effets reconnus.
Il ne fait donc aucun doute que ce phénomène se développera en France.
L’intérêt du third party funding n’est pas seulement matériel. Il comporte un élément psychologique qui n’est pas négligeable :
3.2. « On ne prête qu’aux riches. »
Le financement du procès par un tiers, loin d’accroître le nombre de contentieux, est précédé d’un contrôle préalable rigoureux par celui qui finance et tend ainsi à écarter les procédures qu’on pourrait qualifier, comme toute autre créance, de « douteuses ».
L’intervention d’un tiers financier averti montre que le dossier est sérieux et que celui qui déclare la guerre par l’assignation en justice qu’il délivre à son adversaire ou la mise en œuvre d’une procédure d’arbitrage dispose de la stratégie et de l’arsenal nécessaires à l’aboutissement triomphale de ses objectifs.
Le financeur ne prendra pas en charge une « cause perdue » et laissera de côté ce genre de d’actif trop incertain.
Par voie de conséquence, l’adversaire qui aura connaissance de l’intervention d’un financeur, saura par là-même que le dossier est sérieux et qu’il est préférable, pour lui, de trouver une sortie négociée à ce contentieux naissant.
C’est l’application « psychologique » de la théorie des risques.
Une difficulté devra en tout état de cause être évoqué dans le cadre du contrat, à savoir les conséquences d’un échec et la prise en charge des frais qui ne manqueront pas d’en découler ainsi que la décision de mise en œuvre des voies de recours.
Pour être complet, il convient de préciser que ce type de financement a, même aux États-Unis, ses détracteurs et notamment la chambre américaine de commerce qui considère cette activité comme malsaine puisqu’elle financerait des dossiers inconsistants. On fait valoir également que la loyauté des avocats vis-à-vis de leurs clients pourrait être mise à rude épreuve, tentés qu’ils seraient de privilégier les intérêts du financeur.
3.3. « Code is Law. »
3.3.1. La nécessité d’un cadre légal.
Une étude menée en 2015 par la QUEEN UNIVERSITY of LONDON révèle que 71 % des sondés étaient favorables à une législation du financement des litiges par des tiers.
Pour être reconnu et accepté par le « monde judiciaire », l’activité se doit en effet d’être encadrée comme elle l’est déjà dans les pays de Common Law.
Il existe d’ores et déjà une régulation obligatoire du financement par des tiers de l’arbitrage en Angleterre mais également aux États-Unis, en Australie et en Allemagne.
Un code de conduite encadrant l’activité du financement des litiges est en application dans certains pays depuis 2011.
Le contrat de financement devra donc comporter une clause de confidentialité stricte.
Ce qui amène à se poser la question de l’indépendance de la partie financée par rapport au financeur et au droit d’ingérence que celui-ci ne manquera pas de faire valoir pour la raison ci-dessus évoquée.
Cette question en amène une autre : celui du conflit d’intérêt qui peut exister entre le financeur et les différentes parties au procès ou à l’arbitrage.
3.3.2. Le juge et le tiers financeur.
Une boutade américaine dit que le bon avocat est celui qui connaît le droit, l’excellent avocat est celui qui connaît le juge.
Au-delà de la boutade pointe la nécessité pour celui qui défend d’être capable de se mettre à la place, dans la tête de celui qu’il faut convaincre puisque c’est lui qui va juger.
La question est de savoir si le juge doit être informé de l’intervention d’un tiers financier.
Même si le financeur n’est pas partie au procès, il va par, son analyse et par ses choix, influencer de façon décisive la stratégie judiciaire puisque par définition, celui qui finance doit disposer de l’ensemble des éléments du dossier pour évaluer le risque et prendre sa décision dans un sens ou dans l’autre.
Ne doit-on pas, dès lors, informer le juge ou l’arbitre de son existence en vertu du principe de loyauté des débats ?
Le fait que l’adversaire soit informé pour les raisons ci-dessus évoquées induit l’affirmative.
Enfin, si le tiers financeur doit être neutre par rapport à la relation avocat-client, qu’en sera-t-il s’il venait à imposer ses propres avocats ? Ceux-ci seront-ils honorés dans les mêmes conditions que leur mandant ? Ne se trouverait-on pas alors dans la mise en œuvre d’un pacte de quota litis interdit par nos principes essentiels ?